mardi 15 février 2011

La Loppsi2 devant le conseil constitutionnel


Video surveillance

-         SUR L’ARTICLE 18
Cette disposition procède à une modification du régime de la vidéosurveillance tel qu’il résulte de l’article 10 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité, et modifié par la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à lutte contre le terrorisme.
Si une partie de ces dispositions demeurent à droit constant, d’autres apportent en revanche des modifications substantielles, particulièrement en ce qu’elles confèrent aux personnes privées des prérogatives qui jusque là étaient réservées aux autorités publiques : l’extension du droit à filmer certains lieux publics d’une part, la possibilité de visionner des images filmées par les autorités publiques d’autre part.
Ainsi le II de l’article 10 de la loi de 1995 autoriserait-t-il les personnes morales de droit privé à « mettre en œuvre sur la voie publique un système de vidéoprotection aux fins d'assurer la protection des abords de leurs bâtiments et installations, dans les lieux susceptibles d'être exposés à des actes de terrorisme ou particulièrement exposés à des risques d'agression ou de vol ».
Jusqu’à présent, et depuis la loi de 2006 sur le terrorisme, la possibilité pour les personnes privées d’installer des systèmes de vidéosurveillance sur la voie publique était limitée à  la seule « protection des abords immédiats de leurs bâtiments et installations (…) dans les lieux susceptibles d'être exposés à des actes de terrorisme ».
Le III de l’article 10 permettrait quant à lui que le visionnage des images soit « assuré par les agents de l'autorité publique ou les salariés de la personne morale titulaire de l'autorisation ou par ceux des opérateurs publics ou privés agissant pour leur compte en vertu d'une convention. » Cette seconde hypothèse vise ainsi à permettre que des images prises par un système de vidéosurveillance public soient visionnées par des agents de droits privé.
Or, en agissant de la sorte, le législateur a délégué à des personnes privées des tâches inhérentes à l'exercice par l'Etat de ses missions de souveraineté (1), et méconnu les exigences constitutionnelles liées à la protection de la liberté individuelle et de la vie privée (2).
1.      Quant à la méconnaissance des prérogatives souveraines de l’Etat
A l’occasion de l’examen de la loi n°2002-1094 du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, vous aviez rappelé avec force que « les tâches inhérentes à l'exercice par l'Etat de ses missions de souveraineté » ne sauraient faire l’objet d’une délégation à des personnes privées (2002-461 DC du 29 août 2002, cons. 8).
C’est pourtant ce que fait ici le législateur avec les dispositions contestées telles que décrites ci-dessus, qui aboutissent de facto, à autoriser les personnes privées à procéder à une surveillance générale de la voie publique.
Il le fait d’abord en permettant aux personnes morales de droit privé d’installer des systèmes de vidéosurveillance non plus aux « abords immédiats », mais aux « abords » de leurs bâtiments et installations dans des lieux « exposés à des risques d'agression ou de vol »
Or, primo, le terme « abord » est beaucoup moins précis que celui d’« abord immédiat ». Secundo, il n’existe pas un lieu qui n’est pas susceptible d’être exposé à des risques d’agression ou de vol. Qu’ils le soient « particulièrement » offre peut-être une garantie sémantique, certainement pas juridique.
Le ministre de l’intérieur ne s’en est d’ailleurs pas caché à l’occasion des débats à l’Assemblée nationale en déclarant : « Je souhaite que la loi indique clairement que l’efficacité des systèmes de vidéoprotection nécessite qu’elle puisse balayer un champ plus large que les quelques mètres situés devant la porte du commerce ou de l’usine concernés, dans un souci de protection. » (compte rendu intégral des débats de la 2ème séance du 11 février 2010).
Le législateur le fait ensuite en permettant à des personnes privées de procéder au visionnage d’images relevant des autorités publiques, et donc à participer elle-même à la surveillance de la voie publique.
Or comme l’a rappelé le Conseil d’Etat, la surveillance de la voie publique relève exclusivement des missions de police administrative. Il a ainsi jugé qu'un « contrat, qui ne se limitait pas à confier [à une entreprise privée] des tâches de surveillance et de gardiennage des immeubles et du mobilier urbain de la commune et avait pour effet de lui faire assurer une mission de surveillance des voies publiques de l'ensemble de la commune, était entaché d'illégalité » en ce qu’il « portait sur les missions de surveillance de la ville » (Commune d’Ostricourt, 29 décembre 1997, n° 170606).
D’une manière générale, et comme vous avez eu l’occasion de le rappeler, la vidéosurveillance concourt aux « objectifs de valeur constitutionnelle de préservation de l'ordre public » (94-352 DC du 18 janvier 1995, cons. 4). De même que « préserver l'ordre public » et « prévenir les infractions » sont la définition même de la police administrative (2005-532 DC du 19 janvier 2006, cons. 5). Or il résulte de votre jurisprudence que la police administrative relève de la compétence des maires, des préfets (94-352 DC du 18 janvier 1995, cons. 4), du Premier ministre qui dispose « d’attributions de police générale qu'il exerce en vertu de ses pouvoirs propres et en dehors de toute habilitation législative » (2000-434 DC du 20 juillet 2000, cons. 19) ou encore des autorités administratives indépendantes (89-271 DC du 11 janvier 1990, cons. 3).
Elle ne saurait en revanche être le fait de personnes privées. Ainsi en avez-vous jugé en relevant à propos des agents privés assermentés dans le cadre de la loi HADOPI qu’ils n’étaient « pas investis du pouvoir de surveiller ou d'intercepter des échanges ou des correspondances privés » (2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 30).

Dès lors, et ce quelles que soient les précautions prises par le législateur pour encadrer ce dispositif, il ne pouvait sans encourir votre censure confier à des personnes privées des prérogatives inhérentes à la police administrative.
2.      Quant à l’atteinte à la liberté individuelle et à la vie privée
Il ressort de votre jurisprudence relative à la vidéosurveillance que cette dernière, fut-elle devenue vidéoprotection, est susceptible de méconnaitre le « droit au respect de la vie privée » qui est lui même « de nature à porter atteinte à la liberté individuelle » (94-352 DC du 18 janvier 1995, cons. 3).
Or les requérants considèrent qu’en confiant à des personnes privées un pouvoir de surveillance aussi étendu que celui accordé aux autorités publiques, le législateur à méconnu la nécessaire conciliation qu’il lui appartenait d’effectuer entre la préservation de l’ordre public et le respect des libertés constitutionnellement garanties.
A cet égard les requérants, avec la Commission de Venise, rappellent que le droit au respect de la vie privé ne se limite pas à la sphère du domicile ou de l’intimité, mais vaut aussi dans l’espace public[1]. L’ingérence acceptable dans une société démocratique doit donc être strictement proportionnée, ou, pour reprendre vos propres termes, être adaptée, nécessaire et proportionnée à l'objectif de prévention poursuivi (2008-562 DC du 21 février 2008, cons. 13).
Or la privatisation de la surveillance de l’espace public à laquelle il est ici procédé ne répond à aucun de ces critères, sauf à admettre qu’il est nécessaire que la puissance publique s’en remette dorénavant à la sphère privée pour assurer la protection de ses citoyens.
C’est d’ailleurs entre autre parce que le législateur de 1995 avait exigé que « l'autorisation préfectorale prescrive toutes les précautions utiles, en particulier quant à la qualité des personnes chargées de l'exploitation du système de vidéosurveillance ou visionnant les images et quant aux mesures à prendre pour assurer le respect des dispositions de la loi » que vous aviez validé ce dispositif dont les personnes privées étaient exclues (94-352 DC du 18 janvier 1995, cons. 7).
En l’absence de garanties équivalentes dans le texte ici disputé, il en résulte une atteinte manifestement excessive à la liberté individuelle et au respect de la vie privée qui appelle votre censure.


[1] Commission européenne pour la démocratie par le droit, Avis sur la vidéosurveillance dans les sphères publiques et privées par des opérateurs privés et dans la sphère privée par les autorités publiques et la protection des droits de l’homme, Etude n° 430/2007, 8 juin 2007.

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