mardi 15 février 2011

La Loppsi2 devant le conseil constitutionnel


Urbanisme et Habitat
-         SUR L’ARTICLE 90 ex article 32 ter A
Cette disposition vise à autoriser le préfet à procéder à l’évacuation forcée d’installations illicites « en réunion sur un terrain appartenant à une personne publique ou privée en vue d'y établir des habitations comporte de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques », après une mise en demeure restée infructueuse pendant quarante-huit heures.
Elle prévoit également la possibilité pour le préfet de saisir « le président du tribunal de grande instance d'une demande d'autorisation de procéder à la destruction des constructions illicites édifiées pour permettre l'installation en réunion sur le terrain faisant l'objet de la mesure d'évacuation ».
D’après ses promoteurs, ce dispositif se conterait d’adapter « la procédure applicable à l’évacuation des résidences mobiles de gens du voyage stationnés illégalement » prévue par loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 à des habitations non mobiles (rapport de la Commission des Lois de l’Assemblée nationale n° 2827, octobre 2010, p. 156). Le calque n’est pourtant qu’apparent.
Votre haute juridiction a eu l’occasion au travers d’une question prioritaire de constitutionnalité de valider l’article 9 de la loi de 2000 modifiée (2010-13 QPC du 09 juillet 2010, cons. 9). Vous avez ainsi pu considérer que la liberté d’aller et venir n’était pas méconnue en raison d’un certains nombres de garanties contenues dans cet article, et notamment que :
-         l’évacuation ne peut être mise en œuvre qu'en cas de stationnement irrégulier de nature à porter une atteinte à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publiques ;
-         elle ne peut être diligentée que sur demande du maire, du propriétaire ou du titulaire du droit d'usage du terrain ;
-         elle ne peut survenir qu'après mise en demeure des occupants de quitter les lieux ;
-         les intéressés bénéficient d'un délai qui ne peut être inférieur à vingt-quatre heures à compter de la notification de la mise en demeure pour évacuer spontanément les lieux occupés illégalement ;
-         cette procédure ne trouve à s'appliquer aux personnes propriétaires du terrain sur lequel elles stationnent ;
-         elle peut être contestée par un recours suspensif devant le tribunal administratif.
Or, parce que ces garanties ne se retrouvent pas intégralement dans la loi qui vous est ici déférée, les requérants considèrent que sont méconnus les exigences constitutionnelles liées à la dignité humaine (1), à la garantie des droits (2), à la liberté d'aller et venir, au respect de la vie privée, à l'inviolabilité du domicile (3), et à la présomption d’innocence (4).
1.      Quant à la dignité humaine
La sauvegarde de la dignité humaine implique que chacun puisse bénéficier d’un logement, et qui plus est, d’un logement décent. La légitime lutte contre la reconstitution de bidonvilles sur le territoire ne saurait soustraire les pouvoirs publics en général, et le législateur en particulier, à cet objectif qui découle directement du Préambule de la Constitution de 1946.
En effet avez-vous affirmé avec force qu’il ressortait des principes inscrits dans le Préambule de 1946, et notamment de celui de « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation », que « la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent [était] un objectif de valeur constitutionnelle » (98-403 DC du 29 juillet 1998, cons. 1-4. Cf. aussi 2009-578 DC du 18 mars 2009, cons. 12).
Or le dispositif ici contesté, en permettant de faciliter l’expulsion de personnes vivant dans des conditions déjà peu conformes à la dignité humaine, sans qu’aucune contrepartie en matière de relogement ne soit prévue, heurte de front l’objectif d’assurer à chacun la disposition d’un logement décent. Il ajoutera de la précarité à la précarité.
Car en effet, il ne faut par perdre de vue que le recours à l’habitat de fortune est directement lié à une augmentation des situations d’exclusion par le logement, la mise en œuvre de la loi DALO n°2007-290 du 5 mars 2007 n’ayant pu résoudre ce problème au regard de l’ampleur de la crise du logement. Le 4ème rapport annuel de 2010 du Comité de suivi de la mise en œuvre du droit logement opposable est à cet égard alarmant, et se concluait d’ailleurs en ces termes : « L’Etat ne peut pas rester hors la loi ».
Le risque que comporte pourtant la possibilité offerte aux préfets de recourir à des procédés accélérés d’expulsions, dérogatoires du droit commun, pour la dignité humaine appelle ainsi à lui seul votre censure, et ce d’autant que la garantie des droits de personnes concernées n’est pas, par ailleurs, suffisamment assurée.
2.      Quant à la garantie des droits
Les requérants rappellent que, conformément à l’article 16  de la Déclaration de 1789 « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminées, n’a pas point de constitution ». De cette exigence vous en avez déduit qu’elle prohibait toute « atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction » (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 38 et 2005-532 DC du 19 janvier 2006, cons. 11). Comme a pu le relever le Professeur Nicolas MOLFESSIS, le droit au recours juridictionnel constitue en quelque sorte « le droit des droits »[1]. Or c’est bien cette garantie qui fait ici défaut.
Ce qui justifiait l’éviction du recours au juge dans la loi de 2000 modifiée, étaient les facilités que ses dispositions étaient censées garantir en échange aux gens du voyage en termes d’aires d’accueil. Dans l’hypothèse où ces derniers s’installaient hors de ces aires quand elles existaient, il ne paraissait pas disproportionné de procéder à leur évacuation sans passer par un juge. Mais en l’espèce, il n’est point de dispositif équivalent.
Les requérants considèrent que le droit de saisir le juge administratif dans un délai de 48 heures n’est pas suffisant pour satisfaire à cette exigence constitutionnelle.
En effet, si ce recours est formellement disponible, la réalité est qu’il sera pratiquement ineffectif, eu égard à la situation des personnes  visées caractérisée par une extrême précarité et un extrême dénuement. Or, sans craindre de recourir à une tautologie, il ne saurait y avoir de recours effectif qui ne l’est effectivement. Comme a pu en juger la Cour européenne des droits de l’homme, « le recours exigé (…) doit être « effectif » en pratique comme en droit » (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, 26 avril 2007, no 25389/05, § 53).
Vous-même d’ailleurs ne considérez pas que l’existence d’une possibilité de recours soit toujours suffisante pour garantir le respect effectif de l’article 66 de la Constitution. Ainsi avez-vous jugé, à propos du maintien en hospitalisation sans consentement, que « les recours juridictionnels dont disposent ces personnes pour faire annuler la mesure d'hospitalisation ou y mettre fin ne suffisent à satisfaire à ces exigences » (2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 25).
Or en l’espèce, en ne prévoyant pas d’intervention préalable du juge judiciaire, le législateur a, sinon de jure du moins de facto, porté une atteinte majeure au droit des personnes intéressées à un recours effectif, contraire à la garantie des droits proclamée à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
3.      Quant à la liberté d'aller et venir, au respect de la vie privée et l'inviolabilité du domicile
Lorsque vous avez validé le nouvel article 322-4-1 du code pénal qui sanctionne notamment le « fait de s'installer en réunion, en vue d'y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant (…) à tout autre propriétaire autre qu'une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d'usage du terrain », vous avez rappelé qu'il appartenait au législateur, en prévoyant la répression de telles atteintes, d'assurer la conciliation entre les exigences constitutionnelles de « prévention d'atteintes au droit de propriété et à l'ordre public » et « l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figurent la liberté d'aller et venir, le respect de la vie privée et l'inviolabilité du domicile » (2003-467 DC du 13 mars 2003, cons. 70).
Or à la différence de la loi de 2000 modifiée, la mise en demeure et l’évacuation forcée pourra être ici diligentée à la seule initiative du préfet de département, sans que ne lui en ai été préalablement fait la demande par le propriétaire ou le titulaire du droit d'usage du terrain. En d’autres termes, la prévention des atteintes à la propriété privée n’est plus aux nombres des objectifs constitutionnels poursuivis.
Aussi, dès lors que l’éviction du recours au juge judiciaire préalable à l’évacuation n’est plus justifiée par la poursuite de cet objectif, il apparaît que la conciliation qu’a opérée le législateur entre la préservation de l’ordre public et les exigences constitutionnelles susmentionnées se trouve manifestement déséquilibrée, aux dépens des secondes.
De surcroit, à partir du moment où l’évacuation forcée peut être ordonnée sans que le propriétaire des lieux n’en ai fait la demande, c’est à son droit de propriété qu’il est porté atteinte. Il eut importé à cet égard de rendre effectif le droit d’opposition que le lui reconnaît la loi dans le délai de 48 heures. Pourtant, rien n’est prévu dans l’hypothèse où la notification de la mise en demeure n’aura pu être assurée, et donc le droit d’opposition exercé.
Or, s’il était loisible au législateur « de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions », il ne pouvait le faire qu’à conditions de ne pas priver de « garanties légales des exigences constitutionnelles », sinon à encourir votre censure (2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 15). Pourtant, en supprimant l’intervention du juge judiciaire, et en ne garantissant pas suffisamment le droit d’opposition du propriétaire des lieux, c’est bien ce qu’il a fait.
4.      Quant à l’atteinte à la présomption d’innocence
La condition du déclenchement du dispositif contesté réside notamment dans le caractère « illicite » de l’installation en cause.
Différentes circonstances font que l’occupation d’une propriété peut tomber sous le coup de la loi pénale, et donc être illicite.
Toutefois, la circonstance visée par l’article ici en cause, l’installation en réunion sur un terrain appartenant à une personne publique ou privée en vue d'y établir des habitations, est, elle, très proche dans sa rédaction de l’article 322-4-1 du code pénal déjà cité et qui sanctionne notamment le « fait de s'installer en réunion, en vue d'y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant (…) à tout autre propriétaire autre qu'une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d'usage du terrain ». Pareille installation constitue un délit « puni de six mois d'emprisonnement et de 3 750 Euros d'amende ».
Or la proximité entre la rédaction de ces deux dispositions constitue une violation manifeste de l'article 9 de la Déclaration de 1789, en vertu duquel tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, et dont il « résulte qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive » (2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 17).
Pourtant ici, si des poursuites étaient engagées sur le fondement de l’article 322-4-1 du code pénal, à la suite d’une évacuation forcée fondée sur l’article 90 ici déféré, il est manifeste que l’appréciation de la licéité à laquelle aura dû procéder le préfet fera peser sur les personnes éventuellement poursuivies une véritable présomption de culpabilité ; les éléments constitutifs qui auront présidé à la décision d’évacuation forcée étant, en fait, les mêmes que ceux qui présideraient à une éventuelle poursuite et condamnation pénale.
Pour cette raison aussi, cette disposition appelle votre censure.


[1] Le Conseil constitutionnel et le droit privé, L.G.D.J., Paris, 1997, p. 238.

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