J’ai été aujourd’hui invité à participer à ce séminaire pour vous parler de l’anti tsiganisme et de la xénophobie anti rrom en Europe. C’est un large programme qui, je vous l’avoue, n’est en rien mon thème de prédilection, du moins en tant que chercheur et universitaire. Si le racisme est une réalité mordante et destructrice, une réalité qui a pu être la mienne directement ou pas, c’est en lui-même un thème que je me refuse de creuser quant à un descriptif de ses manifestations (je ne suis ni sociologue, ni anthropologue, ni socio psychologue). Je pourrais m’y intéresser d’un point de vue historiographique mais quant je m’y suis attelée cela à toujours été pour servir une autre cause.
Au risque de vous choquer, si je ne suis en rien une théoricienne des manifestations d’anti tsiganisme en Europe, c’est d’abord par principe. Attention, l’anti tsiganisme existe et ceci à tous les niveaux dans la rue comme dans les sphères intellectuelles. Et j’ai la certitude que, tous les jours un Rrom meurt du fait de son appartenance ethnique (aux mains d’un neo nazi, dans l’incendie d’un terrain, dans un hôpital pour ne pas avoir été traité correctement, dans un camp de refugiés contaminé du Kosovo, de l’héroïne dans un bidonville de Madrid, ou de ses propres mains comme c’est le cas en ce moment en Angleterre). Mais si je vous parle de principe, donc, c’est parce que, en tant qu’historienne je suis consciente du danger que suppose le fait de n’être qu’un « homo victimus ».
Comme vous le savez, le racisme est un monstre aux multiples visages et je me cantonnerais donc à vous parler de celui que je côtois tous les jours en tant qu’historienne, d’une manifestation savante du racisme qui est d’autant plus pernicieuse qu’elle ne sens pas vraiment le souffre, ne porte pas de botte para militaires, ne profère pas d’injures directes mais qui n’en est pas moins mortifère, si ce n’est bien plus. J’évoquerai donc très succinctement comment une certaine étude de l’histoire et de la culture rrom peut avoir des conséquences désastreuses sur la perception que l’on a de celui-ci ainsi que dans son auto identification même. Je tenterai donc de vous expliquer comment la lecture ou plutôt l’interprétation institutionnalisée (un déni de voir, de vérité ou d’ouverture) de notre histoire, notre culture et notre cosmogonie peut être l’instrument et/ou la conséquence de l’anti tsiganisme intellectuel.
Afin de mieux comprendre quel est l’enjeu des sciences sociales, de l’histoire, et de sa diffusion dans le contexte rrom, ne perdez jamais d’esprit que les canaux de diffusion du savoir scolaire, académique pour les Rroms en Europe sont très limités et que l’éducation, le matériel même, l’essence, la matrice de la connaissance n’est pas aux mains de ses sujets (les Rroms et ses nombreux pédagogues) mais dans celles d’institutions européennes, qui depuis maintenant plus de deux générations conçoivent, dessinent la manière et les contenus du savoir pour les Rroms. Le peuple rrom est, en un sens, le seul en Europe à ne pas pouvoir disposer de soi même. Si l’école assoit les bases du système cognitif de l’élève, celui-ci se trouve donc entre les mains d’un nombre réduit de personnes assis dans des bureaux strasbourgeois, qui sont malheureusement bien ignorants du sentir rromani. Imaginez un instant que les programmes scolaires français soient élaborés par des commissions d’éducation américaines…
J’essayerai donc de vous faire comprendre comment une histoire lue/pensée/ réfléchie, intentionnellement ou non depuis le prisme du stéréotype peut avoir un effet désastreux tant sur le propre objet de réflexion (dans ce cas le peuple Rrom) comme sur la société majoritaire. Pour cela nous travaillerons sur deux stéréotypes basiques transmit par l’historiographie et les « Rromologues » en général et qui ont intégré l’imaginaire de la société majoritaire jusqu’à s’immiscer dans la propre perception que les Rroms ont d’eux mêmes.
1-Le premier est l’image du Rrom et de son peuple comme « fils du vent ».
2-Le second est celui du Rrom comme individualité appartenant à groupe social et non pas à un peuple.
Ces deux présupposés qui dans le fond sont très différents (dans leur conception de ce qu’est un Rrom), le premier étant la conséquence d’une vision romantique, le second d’un déni d’identité, en un relent négationniste nous proposent une interprétation totalement erronée d’un matériel historique concret, existant. Cependant, ils ont les mêmes effets et conséquences sur l’écriture de l’histoire rrom et sa compréhension. A l’image de ces trois petits singes japonais, l’un sourd, l’autre aveugle et le dernier muet, il semblerait que les chercheurs (ou pseudo chercheurs) fassent fi d’une série d’indices qui iraient contre leurs théories. Enfin, nous verrons concrètement comment ces erreurs/manipulations/interprétations/aveuglement ont des conséquences concrètes sur le peuple rrom, son affirmation, et son émancipation (il faut comprendre ici émancipation comme un affranchissement et non pas comme un développement, j’ai souvent entendu cette traduction lors de conférence sur les Rroms ce qui est assez significatif de l’état d’esprit de certain).
Ces messages ont donc des conséquences sur le rapport que nous avons avec notre propre identité, de ce que nous sommes et de comment nous nous percevons, c’est ce qui s’appelle en psychologie sociale le syndrome de Pygmalion. Ils ont également des conséquences sur notre « mémoire historique » qu’elle soit individuelle ou sociétale, ainsi que sur notre « construction identitaire nationale », en d’autres thermes, sur notre réveil politique.
Ces lectures erronées, orientées s’attaquent donc à l’individualité, au groupe (l’ « enday » en rromani) et au supra national rongeant ainsi, comme un virus, l’encrage du peuple, c'est-à-dire son histoire et son idiosyncrasie.
La mémoire est orientée, mise sur rails. L’histoire est racontée, imposée. Elle n’est pas passée sous le crible du discours critique. Elle sert un but, une idéologie ; ou quant elle est dépourvue de mauvaise intention, elle est ethnocentriste, « gadji-centriste » donc erronée.
Il est vrai que l’une des grandes difficultés de l’historien consiste à faire gage de neutralité, d’aborder un discours critique sur le passé. Etre historien c’est d’abord opérer une reconstruction des faits et des événements qui se sont déroulés, visant à un examen contextuel et une interprétation de ces derniers. Bien évidement, l’interprétation se fait toujours depuis une certaine subjectivité, celle de l’individu, de son bagage. Mais il faut avoir une attitude consciente, une objectivité maximale. L’objectivité absolue n’existe pas mais une série de condition à l’étude de l’histoire est nécessaire et basique et peut être résumée en ces quelques mots : contextualisation, historicisme, comparaison, et conceptualisation. Ce qui n’est absolument pas présent des l’historiographie du domaine rromani. On dirait quelques fois que dans le domaine de la recherche en études rromani, l’amateurisme est de mise. Le manque d’excellence semble permis, comme si d’une faveur il s’agissait ou bien comme si la matière ne méritait même pas l’exigence de l’éthique professionnelle. Le « rromologue » a toujours eu droit à la médiocrité ou à outre passer, à faire fi des règles les plus élémentaires en matière de professionnalisme scientifique.
L’histoire ne peut donc pas se réduire à une activité narratrice unique, participant de ce fait d’une élaboration subjective et imaginative et pourtant c’est souvent le cas dans la sphère de l’historiographie rromanie. Il ne s’agit pas de dire une vérité, la vérité absolue n’existe pas en histoire, ce n’est pas de la géométrie, mais de d’éviter les lectures épistémologiquement fausse.
Prenons par exemple mon champ de travail. Actuellement, je travaille sur l’histoire militaire des Rroms. Cela vous étonne n’est-ce pas. N’y a-t-il pas une chose plus incongrue que celle-ci ? Etudiez l’histoire militaire de ce peuple pacifiste, qui sur des chemins de campagne, cheveux au vent, s’occupaient de leurs chevaux, faisait de la vannerie, affutait leurs couteaux tout juste forgés sur les pierres des rives de ruisseaux d’eau claire, en fredonnant des airs qui faisaient « tiriquitran tran tran » !
J’ai une autre version, si vous le voulez, celle qui correspond au deuxième stéréotype… comment, ce groupe de cas sociaux qui ne connait ni Dieu ni Maître qui n’a aucun sens de la rigueur, dépourvu de conscience politique ni même de valeur, ni ne constitue un peuple car ils sont réputés ne pas avoir mémoire ni de "véritable" langue, ces rebuts de la société… peuvent ils avoir une histoire militaire ?!
Et bien oui, et depuis le début. Depuis l’Inde jusqu’au conflit les plus récents. Cette histoire militaire peut d’ailleurs en quelque sorte constituer un marqueur identitaire de ce peuple. Je peux vous donner quelques dizaines de références d’archives nationales, municipales française, espagnoles, hollandaises, allemandes, italiennes et autres qui illustrent mon propos durant la fin du bas moyen âge, la renaissance et l’époque moderne. Sans parler bien avant, des chroniques orientales (ghaznavides, turcs, arméniennes…). On pourrait également citer des éléments linguistiques. En rromani, de nombreux mots appartenant au champ lexical des activités militaires sont d’origines sanskrites et perses, des éléments anthropologiques ou culturels. Nos métiers traditionnels, tel que la forge, le maquignonnage, la musique, ne peuvent-ils pas être compris comme des réminiscences de ces savoirs faire caractéristiques et inhérents au bon fonctionnement des armées d’époque médiévale et moderne ? Il me faut d’ailleurs souligner que je n’ai pas trouvé ces documents d’archives, la plupart était déjà référenciée par des historiens de renom, piliers de l’historiographie rromani (Bataillard, Vaux de Foletier, Soulis, Asseo, Sanchez Ortega, Gomez Alfaro…). Je n’ai plus eu qu’à tisser des liens.
Pourquoi donc nier ces connections logiques, louper l’indice qui ramène à la source d’un savoir et à une proposition critique ? Quelles auraient été les conséquences d’une interprétation critique de l’histoire au travers de ces sources ? Elle aurait été tout autre. Plus stimulante, plus nuancée et peut être même plus juste. Pourquoi ne pas s’attarder sur le bagage militaire légué par les premiers Rajputs au Proto Rroms, les Ghulams des armées ghaznavides, les esclaves militaires et mercenaires des armées seldjoukides. En Europe, les troupes de bohémiens conduites tantôt par des ducs et des contes tantôt par des capitaines étaient demandées car connues pour leurs aptitudes à la guerre et nombre de documents d’archives attestent de la participation des Rroms aux guerres du moment.
En France par exemple (mais vous pouvez appliquer ce phénomène à tout le continent européen), entre le début du XVI ème et la première moitié du XVII ème, les Rroms français, les « compagnies bohémiennes », participent de « l’entreprise de guerre » par le service des armes et le patronage royal et seigneurial, à une époque où le roi comme la noblesse tentaient par tous les moyens de recruter et de fixer leurs armées.[1]A partir du règne de François I jusqu’à celui de Henri IV mais également pendant les troubles de la Frondes, les « Compagnies de Bohesmes » furent agrégées aux armées par licences du roi ou d’autres autorités. Je vous citerai quelques noms afin de « mettre en chair » ces oubliés : le capitaine La Chesnaye, Charles Dodo, le Capitaine la Gallére, François Roverle, le capitaine Robert, el capitan Quiros, les Frères Losada, les familles Berenguer et Noguera….
Les Rroms n’ont pas été systématiquement persécutés comme des « mauvais pauvres » par les Etats européens. Ces compagnies pouvaient assurer directement le service du roi et Henri IV remercia le capitaine Charles d’avoir envoyés 400 "Egyptiens" au siège de St Jean d’Angély. Ces compagnies étaient également recrutées par les seigneurs pour des raisons politiques ou fiscales. Les Rroms demeurèrent fidèles à leur protecteur noble ou au roi. Leurs réseaux familiaux étaient en quelque sorte calés sur les alliances lignagères de leurs protecteurs. Il est d’ailleurs facile de remarquer comment nombre d’édits royaux et autres prises de position officielles contre les Rroms en Europe ont pour réelle intention de déstabiliser ces compagnies militaires à des moments où ces forces mercenaires pourraient porter préjudices au monarque.
Il en fut de même en Espagne où de la Reconquête chrétienne jusqu’au Guerre de Flandres, de succession, en Italie, aux Pays Bas, en Allemagne, etc.
Comme le souligne très justement Emmanuel Filhol, « s’il est vrai que les Rroms furent poursuivis sans relâche quand les prescriptions monarchiques ont disposé du soutien des parlements et de la diligence des magistrats, ils ont été aussi appelés, protégés, leurs enfants parrainés par la plus haute noblesse du temps. Au tournant du XVII ème, cette connivence fut mise à mal par le repli des autonomies seigneuriales et la fin des troubles civils, mais elle avait suffisamment infiltré le système esthétique de la civilisation baroque pour perdurer tout au long su XVIII siècle et au-delà ».
Une multitude de documents, archives et autres attestent de cette situation : laisser passer avec autorisation de port d’armes, des remerciements, des exemptions de limitation des décrets en vigueur contre les rroms, etc…
Pourquoi ne pas parler d’événements plus récents comme la participation dans la Résistance de Rroms, Gitans, Manouches sur tous les fronts contre le nazisme ou la dictature franquiste que ce soit en France, en Espagne, en Russie, en Ex Yougoslavie, en Pologne, aux Pays Bas ? La documentation est là, et dans les cas les plus contemporains les acteurs même encore vivants.
Comme vous le savez surement, la cristallisation politique d’une identité nationale requiert plusieurs ingrédients mais sans aucun doute ses axiomes fondamentaux sont la langue et l’histoire. Toutes deux sont fondamentales, tant pour celui qui en est au cœur comme pour celui qui, à l’extérieur le contemple et lui donne une légitimité de fait. Si toute nation est une élaboration imaginaire, sa langue, son histoire, une construction, il en est ainsi pour toutes les nations politiquement et institutionnellement auto-proclamées puis reconnues. La nation rromani, dans son acceptation politique, comme peuple sans territoire compact ou peuple transnational, connaît depuis maintenant 3 générations, plus d’un demi siècle un processus de cristallisation politique. Le Rromanipen (le sentiment d’appartenance au peuple rrom, un peuple riche de sa pluralité, sans aucun doute celui qui se doit de mieux comprendre ce que signifie l’unité dans la diversité ou la diversité comme harmonie) s’ancre dans le politique. Il transpose ce sentiment rromani aux besoins de la conceptualisation gadjikani et politique de toute revendication nationale. Ce qui était de l’ordre de la connaissance, d’un sentir plus ou moins clair et formulé empreint de nombreux éléments intuitifs mais fondamentaux pour ce peuple se formule et se conceptualise en termes politiques contemporains.
L’objet de mon intervention n’étant pas l’émergence ou le développement du nationalisme politique rrom, je ne m’attarderai pas là dessus mais il est cependant important d’en souligner la principale caractéristique, son caractère transfrontalier donc original pour une conception classique et archétypale de l’émergence des nationalismes. Le terreau nécessaire à l’émergence des nationalismes modernes et contemporains n’est en rien celui de la réalité rromani. En effet, il faut un certain nombre d’ingrédients en présence pour que germe la graine du nationalisme. Pour n’en citer que quelques un, il faut que s’opère un déclin de la conception d’une langue/écriture comprise comme un instrument de connaissance d’une vérité ontologique (latin, Arabe). Il faut que cesse la conviction que la société est organisée autour et ou en dessous d’un centre éminent (souverain ou autre), Il faut que le peuple se démarque d’une conception de temporalité dans laquelle cosmogonie et histoire se confondent. A cela doivent s’ajouter un changement économique, des découvertes scientifiques ainsi que l’avènement d’un puissant vecteur de communication. Or le rapport du peuple rrom avec sa langue et avec son histoire n’est en rien religieux. Sa société est holistique (on ne peut comprendre la nation rrom que si on la considère et l’appréhende dans son ensemble ; et il n’y a pas d’entité supérieure humaine qui détermine la réalité du peuple).
Il est donc évident que le modèle euro centriste du XVIIIème siècle ainsi que ses dérivés colonialistes et post-colonialistes ne peuvent en rien être appliqués à l’émergence du nationalisme rrom. Cependant, le dédain ou la condescendance (dans le meilleur des cas) avec lesquels est comprise l’émergence d’un nationalisme politique rrom est une autre marque de tsiganophobie du fait de l’incapacité ou du manque de volonté à faire face à une autre réalité, à une altérité conceptuelle depuis une tout autre perspective - à une autre manière d'être au monde. Les nationalismes classiques ont à peu près tous visé à oppresser d'autres nations; le nationalisme rrom est un combat pour la reconnaissance et le traitement égal.
L’histoire comme la politique et plus généralement les sciences sociales écrites depuis cette perspectives gadjikani-centristes ont façonné une image du peuple Rrom qui, premièrement n’est pas la bonne (car elle n’est pas critique et par surcroît très ethnocentriste), deuxièmement a eu l’effet pervers d’être assimilés par certains des Rroms eux-mêmes, les plus vulnérables. En guise d’exemple, il suffira de mentionner deux de ces assimilations. La première, dans un contexte purement français, met en cause la dénomination administrative de « gens du voyage » qui a été totalement digérée et assimilée par certains Rroms français. Un classement administratif a pris le dessus sur l’appartenance ethnique. Le nom d’un peuple s’est vu substitué par une catégorisation arbitraire.
Le deuxième cas d’assimilation d’une erreur d’interprétation de l’histoire par les propres Rroms est celle de la facilité avec laquelle ces derniers expliquent les persécutions qu’ils ont subi et l’anti tsiganisme actuel, faisant montre d’un déterminisme affligeant invoquant le caractère pacifiste, voire "passiviste", presque naturel de leur histoire et culture. Contre vérité désastreuse, comme nous l’avons mentionné antérieurement et pourtant largement diffusée par l’historiographie.
Le rapport que les Rroms intellectuels ont à la mémoire est malheureusement également influencé par une interprétation et une diffusion normative de l‘histoire et la culture rromani imposées par la société majoritaire. Il faut cependant reconnaitre que depuis près d’une 15 d’années maintenant, les intellectuels et chercheurs rroms se sont emparés de l’écriture de l’histoire de leur peuple. Cependant, cet événement décisif est apparu au même moment où s’est faite prépondérante la conception d’une histoire mémorielle et non plus critique. Malheureusement, cette pensée globale de l’histoire a fait glisser cet élan vers les pentes infructueuses voir dangereuses d’une écriture de l’histoire souffrante et mémorielle.
En effet, la souffrance instaure des victimes et être victime s'établit facilement en une posture morale réconfortante. Peu à peu, le risque s’installe de créer une identité fondée sur la « victimité ». Et c’est l’avènement du dolorisme. La mémoire de la souffrance se tisse et s’impose à l’histoire. L’émotion prime sur la compréhension. Les souffrances deviennent des liens, les ciments identitaires d'une nouvelle identité. La souffrance devient édifiante et prend le dessus sur les éléments fondamentaux qui constituent l’idiosyncrasie du peuple. Les Rroms ne sont plus que l’objet de persécutions historiques et même lorsqu’une approche positive des Rroms, dans les médias par exemple, est proposée, la référence à « l’histoire lacrymale » se doit d’être mentionnée, comme une sorte d'incantation inévitable.
Dans le cas des Juifs par exemple, il existe une histoire souffrante traditionnelle (célébration du jour des lamentations et des pleurs, cérémonies, prières et poèmes qui mettent en lien de manière transhistorique les persécutions passées). Cette « histoire souffrante traditionnelle et l’histoire lacrymale qui la prolonge ont créé la condition d’une mémoire victimaire »[2]. Dans ce cas, comme pour les Rroms, l’absence d’une véritable histoire écrite a joué un rôle déterminant dans la monopolisation par la mémoire de l’histoire souffrante. Cependant, la réalité rromani n’est pas tout à fait la même car il n’existe pas d’histoire souffrante traditionnelle de la portée et de l’ampleur de celle des Juifs. Dans le cas rromani, les bases de cette histoire lacrymale ont été posées par les « romologues » et autres spécialistes de la culture et de l’histoire rromani. Cette histoire souffrante traditionnelle est une élaboration. Elle est exogène et n’est pas portée par la culture et le système de transmission des Rroms. Mais à force de rabâchage elle a été assimilée, acceptée, faite sienne par l’ensemble des Rroms et parfois même par ses élites, ayant par la même un effet néfaste sur l’interprétation de l’histoire d’une part et sur la compréhension de la place du Rrom dans la société de l’autre. On voit même des Rroms douter de l'identité rromani d'autres Rroms, si ces derniers n'adhèrent pas inconditionnellement à cette mythologie du destin maudit.
Enfermer les Rroms et le peuple rromani dans ce regard victimaire les met en dehors de l’histoire, en font des archétypes de victime. Ce positionnement est une négation de leur essence, de leur rôle d’acteur de l’histoire et de leur participation positive à la civilisation. Le pathos domine la connaissance. Et c’est d’histoire dont a besoin un peuple et non d’émotions souvent furtives, exigeant sans cesse d’être renouvelées avec toujours plus d’intensité.
L’histoire des Rroms, presque millénaire, se résume à une série de persécutions, chacun les siennes selon les pays d’origine, persécutions qui trouvent leur climax avec le génocide perpétué par les nazis. Toute l’histoire d’un peuple semble se résumer à cela ne laissant pas la place à un discours plus nuancé. Rroms et gadjé n’accèdent à la connaissance du peuple rromani que par l’intermédiaire des persécutions, de l’esclavage et du génocide plutôt que par leur longue présence sur le continent et leurs contributions encore de nos jours à la vie de leurs pays respectifs et de l’Europe dans son ensemble.
N’est ce pas là la pire des ignominies, la manière la plus efficace d’anéantir un peuple, le culturocide moderne ?
Paris, 14 février 2011
[1] « Mesnages d’Egyptiens en campagne. L’enracinement des tsiganes dans la France moderne », H. Asseo, in Alle radici dell’europa. Mori, giudei e zingari ,ei paesi del Medirraneo occidentale. Vol. 1, Felice Gambin, Florence, 2008, pp.29-44
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