Le magazine capital a publié en octobre une enquête sur les sources de revenus des Gens du voyage. « Les tsiganes de France ne sont de loin pas tous des bandits de grand chemin », conclue Etienne Gingembre le journaliste auteur de cette enquête qui a interrogé des voyageurs, des élus locaux, des policiers et des responsables économiques. Il brosse sans complaisance ni préjugés, un tableau de l’économie des métiers très divers pratiqués par des Gens du voyage et des Roms…
Voici avec son autorisation l’intégralité de cet article
De quoi vivent les Roms et les gens du voyage
Les Tsiganes de France sont-ils tous les bandits de grand chemin que décrit la rumeur publique ? Notre enquête le démontre, c’est loin d’être la réalité.
Combien faut-il que ceux-là aient volé de poules pour se payer des voitures pareilles ?» Ce lundi de septembre, à Poitiers, un cortège de 150 familles du voyage traverse la ville, à bord de luxueuses Mercedes, de grosses BMW et de Jeep Cherokee, mais aussi de fourgons blancs attelés à de grosses caravanes.
«Les camionnettes nous servent à transporter les produits que nous vendons sur les marchés», explique Charlot Ziegler, un quinquagénaire costaud en jean-chemise. De fait, une fois ouvert par le côté, le camion immaculé de son neveu laisse place à un magasin d’horloges. «Vous voyez, on n’est pas tous des voleurs», sourit-il.
La vox populi continue pourtant d’accuser les «romanichels» de tous les maux. Braqueurs de distributeurs bancaires, pilleurs de maisons de campagne, escroqueurs d’aide sociale… Depuis qu’en juillet dernier une poignée de Manouches a mis à sac la paisible bourgade de Saint-Aignan, en Loir-et-Cher, tout y passe ou presque.
Et les accusations du ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, à l’encontre de la communauté rom (elle serait responsable d’un vol sur cinq à Paris !), assorties du démantèlement manu militari d’une bonne centaine de leurs campements sauvages, n’ont rien fait pour arranger les choses. Diable ! Les Tsiganes et les Gitans seraient-ils tous des bandits de grand chemin ? Après un mois d’enquête auprès de ces populations mal aimées, le tableau apparaît heureusement beaucoup moins noir.
Premier constat : les gens du voyage et les Roms ne forment pas une population homogène. La première appellation désigne les 500 000 citoyens français qui ont adopté un mode de vie nomade (135 000 d’entre eux), semi-itinérant (145 000) ou qui l’ont abandonné récemment pour se sédentariser (220 000). Pour la plupart, ces vrais et faux voyageurs sont issus d’une mosaïque de peuples ayant des racines dans l’Inde du Nord, Manouches de France, Sinti d’Italie, Calderaches de Roumanie, Gitans d’Espagne ou encore Yéniches d’Allemagne.
Au fil des siècles, ils se sont métissés avec toute une misère de maquignons normands, de ramoneurs savoyards et autres colporteurs jetés sur les routes par la faim, pour constituer une population vivant à l’écart des «gadjé», les autres Français. «Aujourd’hui, tous se revendiquent de la culture tsigane et émaillent leurs phrases d’expressions en romanès, une vieille langue indo-européenne», résume Patrick Williams, directeur de recherche au CNRS.
Ceux qu’on a pris l’habitude d’appeler «les Roms» sont beaucoup moins nombreux : guère plus de 15 000 dans l’Hexagone. Eux ne sont ni français ni nomades. Fraîchement débarqués de Roumanie (pour 90% d’entre eux) ou de Bulgarie, ils s’entassent dans des bidonvilles aux portes des grandes villes. Selon l’ethnologue Martin Olivera, le seul département de Seine-Saint-Denis en abriterait 3 000.
Les premiers sont arrivés après la chute du Mur, puis le mouvement s’est accéléré en 2002, quand la France a assoupli sa politique d’immigration. L’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne, le 1er janvier 2007, ne leur a cependant pas ouvert plus grand les portes : comme Bruxelles le lui permet, Paris a décidé de limiter à trois mois la durée maximale de leur séjour, jusqu’en 2013. Après seule-ment ils auront le champ libre en France.
Voilà pour le paysage. Et maintenant, passons aux actes. Comment les gens du voyage parviennent-ils à se payer d’aussi belles voitures et d’aussi confortables caravanes ? Très simple : la plupart d’entre eux ont un métier. Pas dans les bureaux, bien sûr ! Elagueurs, ferblantiers, rempailleurs, marchands ambulants, couvreurs-zingueurs, artistes de cirque (20 000 Tsiganes travaillent sous 200 chapiteaux familiaux)… leurs activités sont par nature indépendantes, et presque toujours héritées de la tradition. «C’est plus fort que nous, on a tous ça dans la peau», sourit Xavier Lapere, qui a laissé tomber sa médecine en troisième année pour devenir un… roi du manège.
Avec son grand huit et son «slalom», un toboggan de 50 mètres de long, il fait «la tournée royale» d’avril à octobre (Foire du Trône, Fête des Loges, jardin des Tuileries, Fête au bois de Boulogne), de loin le plus prestigieux des circuits forains. Son chiffre d’affaires ? Impossible de le connaître. Comme tous ses compagnons, ce businessman voyageur a tendance à se refermer dès qu’on aborde les questions d’argent. Mais, manifestement, il n’en manque pas, pas plus d’ailleurs que tous les propriétaires de gros manèges.
Selon les années, un simple stand d’autos tamponneuses employant quatre salariés d’une même famille génère 400 000 euros de chiffre d’affaires officiel, auxquels il convient d’ajouter 30 à 40% de recettes au noir, de l’aveu même de l’administration fiscale. Bien assez pour vivre à l’aise après avoir amorti les investissements (une grosse attraction coûte 1,2 à 2 millions d’euros) et payé les frais de fonctionnement.
Mais la grande majorité des 100 000 forains tsiganes ne roulent pas carrosse. En courant les fêtes villageoises avec un manège pour enfants ou une baraque à gaufres, ils parviennent tout juste à joindre les deux bouts. «Certaines épouses en sont même réduites à faire des ménages», témoigne Michel Pierre, du journal «L’Inter-Forain».
Avec la crise, les 150 000 marchands voyageurs traversent eux aussi des difficultés. «Les clients dépensent moins», regrette Steve François. Après un été à vendre des vêtements sur les marchés proches de Perpignan, ce jeune Gitan vient de quitter le pays pour reprendre la route. Comme tous les ans. Direction le Tarn, où il rejoindra un convoi d’une centaine de familles. Au programme : lente remontée vers le Nord, halte en Ile-de-France, puis cap sur l’Alsace avant de rejoindre le bercail, en juin prochain, par la vallée du Rhône.
A chaque étape, Steve fait les marchés dans un rayon de 50 kilomètres, participe aux réunions évangélistes locales, achète des fins de série dans les usines textiles. Et, bien sûr, n’omet jamais de rendre visite aux siens. «Mes grands-parents ont eu treize petits-enfants. Tous sont sur les marchés !» Une centaine de cortèges de vendeurs, comprenant entre 100 et 250 familles, sillonne ainsi toute l’année l’Hexagone.
Charlot Ziegler n’abandonnerait cette vie pour rien au monde. Lui vend des tapis en faisant du porte-à-porte dans les beaux quartiers. «Je me lève très tôt et je finis tard pour rencontrer les clients en dehors de leurs heures de travail». Si ça marche ? «On est des malins», avoue-t-il. Toute sa fortune est là, sur la route, pour en témoigner. Pas de villa et encore moins d’assurance-vie, mais deux superbes caravanes (une pour lui et son épouse, une pour ses enfants), une camionnette Mercedes dans laquelle il entrepose son stock de kilims, et une Audi A6 anthracite rutilante, achetée 20 000 euros d’occasion il y a six ans.
«On bosse dur, mais on s’en sort quand même pas mal…». Moins accros aux grands espaces que les marchands, les artisans, qui tracent la route dans les mêmes convois, finissent parfois par se sédentariser autour de leur clientèle locale. Arrivés à Montreuil dans les années 1960, des centaines de Roms serbes travaillant dans le bâtiment vivent désormais dans des pavillons.
Cela n’empêche pas les banques de se montrer méfiantes avec les voyageurs : en général, elles refusent de leur prêter de l’argent, faute, estiment-elles, de garanties suffisantes. Pour financer leurs voitures et leurs roulottes, les nomades en sont donc réduits à s’endetter auprès des établissements de crédit à la consommation (Cetelem, Cofinoga…) à des taux pouvant atteindre 20%. «C’est un peu une injustice, mais ils n’ont pas le choix», observe Christophe Robert, un responsable de la Fondation Abbé Pierre qui connaît bien ces populations.
Bien entendu, le monde des caravanes possède aussi son prolétariat : une centaine de milliers de travailleurs saisonniers peu ou pas qualifiés, qui, entre deux ouvrages, subsistent grâce aux allocations familiales et au RSA. Les Michelet sont de ceux-là. Il y a quelques années, ils ont posé leurs caravanes sur un bout de terrain agricole qu’ils ont acheté près de Romorantin, dans la vallée du Cher.
Au printemps, ils cueillent les asperges et les fraises, l’été, ils ramassent les cornichons. Des boulots rarement déclarés, bien sûr. Et, trois mois par an, ils vont chercher leur pitance ailleurs : «On fait les vendanges en Champagne, les pruneaux à Agen, les cerises dans le Luberon, ça rapporte bien», avoue Raymond. Combien ? Le smic… Des membres de sa famille font également un peu de ferraille, distribuent des prospectus et travaillotent dans le bâtiment, au noir ou sous un statut d’autoentrepreneur. Pas folichon.
Mais tout de même bien en comparaison des Roms. Eux se débattent dans une misère noire. Comme ils n’ont droit à aucune aide sociale, ils s’habillent au Secours populaire, font la queue devant les Restos du Cœur et récupèrent, le soir, des légumes gâtés et des barquettes périmées dans des poubelles d’hypermarchés. Que font-ils ? Pas grand-chose, en vérité. Les rares un tant soit peu qualifiés vendent leur force de travail à la sortie des magasins de bricolage.
Chargement et déchargement de matériaux, coup de main pour la peinture… Si tout va bien, ils toucheront une trentaine d’euros pour une journée de travail. Toujours mieux que les camarades qui font la musique dans le métro (ils ramassent 25 euros), lavent les pare-brise aux feux rouges ou vendent des jonquilles ramassées dans les squares (20 euros de gain quotidien). Quant à ceux qui, comme Lyuba, se contentent de se livrer à la mendicité huit heures d’affilée, ils ne peuvent guère espérer plus de 15 euros. Dérisoire, peut-être, mais pas aux yeux de cette Roumaine de 20 ans. Parce que, en prenant le quart tous les matins devant une boulangerie de Montmartre avec son bébé dans les bras, elle gagne trois fois l’équivalent du smic de son pays, que, d’ailleurs, elle n’aurait aucune chance de toucher dans sa Craiova natale.
Presque cyniquement, les lois du marché se sont mêlées de pervertir cette économie de la subsistance. Une famille qui déniche un terrain vague bat aussitôt le rappel de ses compagnons, après y avoir elle-même pris ses quartiers en qualité de chef de camp. Pour pouvoir y installer leurs baraquements, les autres groupes devront lui verser un loyer. «Cette dîme varie de 30 à 150 euros par mois dans les 40 campements de Seine-Saint-Denis», estime le sociologue Olivier Peyroux, de l’association montreuilloise Hors la rue.
D’autres clans s’improvisent banquiers : ils prêtent de l’argent à des taux usuraires ou avancent le prix du voyage à des candidats à l’immigration. Cette dette à prix fort s’appelle la «kamata». Pour la rembourser, certains Roms sombrent parfois dans la vraie délinquance : vol de métaux, pillage de jantes de voitures et de rétroviseurs et autres fric-frac. Quand ils ne sont pas obligés de mettre leurs enfants au service de leurs créanciers. Voilà comment des gamins de 10 ans sont contraints de se livrer à toutes sortes de trafics, comme dans Dickens, leur jeune âge leur garantissant une certaine impunité (lire l’encadré ci-dessous). Et parfois même à la prostitution.
En revanche, la communauté des gens du voyage n’est pas connue des spécialistes pour être particulièrement criminogène. Bien sûr, certains de ses membres se laissent parfois aller à, disons, quelques dérapages. Les saisonniers solognots, par exemple, se livrent au braconnage avec tant de délectation qu’on les surnomme les «renards à deux pattes», les couvreurs-zingueurs et les élagueurs y vont de temps à autre un peu fort sur les factures avec les personnes âgées et, sans les trafics d’œuvres d’art volées, certains marchands des puces seraient bien en peine de garnir leur échoppe.
Quant aux Manouches qui contrôlent la filière de la récupération des métaux, ils leur arrive de prendre des distances avec les bonnes pratiques commerciales : la police parisienne enquête actuellement sur un vaste trafic de métaux en bande organisée…
Mais ces filouteries si souvent pointées du doigt par l’opinion ne doivent pas faire illusion : les nombreux policiers que nous avons interrogés nous l’ont tous confirmé, il est bien rare que l’arrivée d’un camp dans une ville soit marqué par une flambée des vols ou des actes de délinquance. En général, il ne se passe… rien. «Le quartier gitan est le plus tranquille de l’agglomération», fait même remarquer Pierre Parrat, adjoint au maire de Perpignan. En somme, on n’est pas plus malhonnête en caravane qu’en maison individuelle.
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